Elisande de Val - Un anneau d'or, des mensonges et un chagrin.

L'une des routes - peut-être trop étroite - menant à Katia, serpente dans une végétation peu fournie. Au loin, au pied d'une falaise blanche, comme un immense squelette dressé contre l'océan, une autre route se dresse, plus praticable, mais soumise aux caprices de la marée. Au bout de ce chemin bordé parfois de bruyères formant un épais tapis aux fleurs mauves mêlé de fougères apparaît le joyau immaculé de la côte, entre l'océan et les vignobles. Dans le port, les navires sont à l'arrêt lorsqu'ils ne sont pas en cale sèche, quelques débardeurs errent en attendant le prochain déchargement. Au petit matin ses ruelles pavées sont désertes, l'Arc-en-ciel, le quartier des artistes aux maisons couvertes de chaux chatoyantes et aux lanternes de couleur est le plus silencieux des quartiers. Le vent salin donne à la cité l'impression qu'elle respire, régulièrement, durant son sommeil. Plus l'on monte dans les étages, plus la richesse devient visible, mais encore une fois Katia dort. Les mines éplorées, usées, comme lors d'un siège, fuient l'étranger dont elles se méfient.

Il y a deux ans une épidémie frappa avec violence, malgré les réactions rapides pour l'enrayer. Les pertes furent incalculables pour la cité, en premier lieu parmi le peuple, puis la noblesse. Et enfin pour la famille régente, à commencer par la mort du vicomte et de sa femme. Il avait été si difficile de restreindre les festivités, convaincre sa population de s'isoler pour se protéger. L'enclavement avait été la solution bien qu'elle ne fut pas appréciée et provoqua quelques haussements de ton lors des séances de conseil. Mais il y avait des sacrifices nécessaires si cela permettait de protéger Katia.

Escortée par deux pages et une poignée de gardes, la longue silhouette mince parut sur les pavés menant aux jardins suspendus, luxuriants en ce début d'été, vêtue d'une élégante robe d'un gris perle tout à fait charmant, rehaussée d'argent et de pierres éclatantes, le visage tout en pâleur et en délicatesse, une masse de cheveux ébènes dissimulée sous un voile transparent et fin. La dame tenait entre ses mains délicates ses livres de comptes et des parchemins. Nous la saluâmes d'une profonde révérence, restant longtemps têtes inclinées surpris par cette apparition tendis qu'elle se dirigeât à l'ombre du vieux chêne.

L'héritière n'avait été vue en dehors du palais depuis le début de l'épidémie de fièvre des lucioles, si bien qu'on la crut abattue ou en fuite comme la plupart des autres membres de sa famille ou de leurs vassaux. Le peu de courtisans restant murmurait que la maladie l'avait atteinte et que les doigts glacés de la mort la tenaient. Mais le peuple savait que si la ville était aussi bien tenue malgré le confinement, ce n'était pas un fruit du hasard. Tout comme les seigneurs ne furent pas plus inquiets, l'argent des impôts arrivant toujours à temps dans leurs coffres.

La dame était pourtant bien loin d'être prédisposée à ce rôle, elle avait des frères, l'aîné était paresseux, ignorant malgré qu'il soit un bon officier, extrêmement souple dans les grands écarts qu'il faisait à la moralité lorsqu'il lorgnait les coureuses de remparts des maisons d'abattage de la cité de pierres blanches, si bien que l'on s'attendit plus à le voir périr de la syphilis qu'au combat. Ce fut pourtant la lance d'un adversaire lors d'une joute un an après l'enclavement de la cité qui scella les délibérations, les autres ne valant guère mieux. La discrète Elisande, digne pilier de la famille de Val serait l'héritière parfaite, la seule que le pouvoir n'intéressait pas.

Fiancée quelques fois après la première vague aucune de ces tentatives d'union ne porta ses fruits, tant l'on craignait la maladie et ses conséquences. Des fils d'autres vicomtes ou de barons, bien qu'elle aurait pu prétendre sans difficulté à mieux. Méprisée trop de fois par l'amour, elle n'y accorda plus aucune importance et ne répondit plus aux nouvelles missives à ce sujet.

La politique était un monde cruel, surtout pour une âme inexpérimentée à ses rouages, il fallut apprendre, rapidement. Un certain nombre d'erreurs furent commises et apprises. Et tous ceux qui la suivaient savaient qu'ils ne recherchaient pas la sécurité en entrant à son service, elle était un pion vulnérable sur l'échiquier, une cible isolée de choix dans une ville qui pourrait tomber entre les griffes du chaos à chaque instant si ce n'était la corruption. Il lui fallut les meilleures épées liges de la cité, des conseillers compétents et des bannerets fidèles à sa famille. Tous jugeaient qu'elle était une étoile digne de leur offrir un cap, alors elle ne méprisa pas leur décision en s'opposant à leur choix.

Katia quant à elle était ce que l'on pouvait faire de mieux en matière d'amusement, on y aime la fête, la vie et le vin, l'une des productions de qualité de la cité côtière, la vigne jouissant des hivers plus ou moins doux. Les mascarades, bals et tournois y sont monnaie courante, où le peuple se mêle sans difficulté à la petite noblesse, même lors des temps les plus sombres où les couleurs, bijoux et hermines se font plus discrets. Panem et circenses, du pain et des jeux pour la ville qui ne dort jamais. Les artistes y vivent confortablement de même que les marchands, il n'y est pas difficile d'y trouver un mécène ou de nouveaux talents à financer, lorsque la ville était encore ouverte. Et l'on-dit même que tous les chagrins peuvent guérir entre ses murs.

Ce qui passionnait davantage les foules plutôt que son accession était de savoir si elle entendait rouvrir le commerce extérieur, sujet sur lequel la dame avait longtemps gardé le silence durant les épidémies successives malgré les piles de missives des marchands extérieurs qu'elle recevait chaque semaine inlassablement. Sa réponse fut bien entendu positive, quelques semaines pour remettre de l'ordre dans une Katia bien secouée par les deux années d'enclavement de la cité, les entrepôts de vin débordaient de même que les ateliers des peintres et des sculpteurs. Les greniers à blé commençant à avoir triste mine même si les finances se tenaient, il était temps de renouer avec la noblesse extérieure avant que la famine ne pointe sa lance tranchante sur ses habitants. Des plans furent dressés et appliqués sans délai et des corbeaux envoyés aux quatre coins du royaume, invitant les autres nobles à se tourner de nouveau vers le vicomté.

Sur la plus belle place, l'on monta une estrade, le peuple avait besoin d'espoir d'être certain que ces heures sombres étaient bien lointaines. Il fallait une déclamation en grande pompe pour annoncer la réouverture du commerce terrestre et des voies maritimes qui n'avaient fonctionné qu'au ralenti durant deux ans. « De la joie pour Katia et son peuple en ces jours de fête ! » S'exclama-t-elle d'une voix puissante et claire tout en levant son verre de vin face à la foule. Il était difficile de croire qu'une toute jeune femme à peine sortie de l'enfance ait pu tenir pareille situation ou peut-être que ?..

Il y eut des transfuges, des tentatives de coup d'État et pire encore, bien entendu, les richesses attiraient nécessairement les rapaces et comme ils se trompèrent d'avoir vu en elle une adulescente naïve et bienveillante, délicate fleur facile à arracher, combien tentèrent leur chance et se brisèrent les serres ? Difficile à dire. Elle pouvait être dure, plus dure que l'acier et trois fois plus cruelle et la trahison était punie inexorablement. Car parfois même le regard le plus clair trouvait son bonheur dans l'ombre et elle était une fleur capable de s'épanouir n'importe où même dans le mal.

La belle dame resta pensive une bonne partie de la soirée et nul courtisan ne parvint à tirer des mots de ses lèvres scellées. Il était aisé de comprendre que ce retour de Katia dans le monde signifiait aussi de devoir se trouver de nouvelles alliances, et aussi de nouveaux adversaires. Il y a bien plus à dire dans ce silence que sur cette place en liesse.

« Avis au fleuron de la noblesse et du peuple, Katia rouvre ses portes et tous sont conviés à rejoindre notre grande mascarade. » Frappant dans ses mains, elle s'écarta rapidement de la foule néanmoins suivie de quelques badauds, prenant le chemin vers l'un des canaux, s'accoudant à la balustrade taillée du point, faisant rouler un anneau d'or entre ses doigts avant de le laisser s'échapper, sans regret. Murmurant quelques mots, un geste lourd de sens, pour elle seule.