Les tentures lourdes accrochées aux fenêtres plongent la chambre dans une obscurité éternelle comme si, du jour et de la nuit, c'est uniquement cette dernière qui peut se permettre d'exister.
La bougie posée sur le bureau de bois sombre éclaire la silhouette penchée sur des feuillets généreusement griffonnés, le menton appuyé contre le poing. Le soigneux chignon des journées a laissé place à une cascade de cheveux fraîchement peignés, sombres comme le poil d'un sanglier. A chaque mouvement, une mèche s'échappe et chute contre la mâchoire dessinée, qui se raidit alors que les dents se serrent et se desserrent dans une mimique lassée. Les griffures qui baisent la peau hâlée de la joue à l'oreille se tordent un instant, avant de reprendre leur forme initiale. Elles déforment la chair, rougissent le lobe, le cartilage. D'un geste las, la jeune femme repousse les cheveux gênants en les glissant derrière l'organe déformée. Ses yeux gris ne quittent pas un seul instant les mots qui apparaissent à une vitesse affolante sous la plume bleue.
Un soupir, encore.
Les dents d'un nacré passé se referment brièvement sur les lèvres sombres, sur l'outrageuse bouche pulpeuse. Mère lui trouvait des traits de catin. Dieu merci, elle n'a pas hérité de cette honnêteté presque insolente. Le geste marque les prémices d'un bâillement et elle s'étire, les mains croisées au-dessus de sa tête, forçant les solides articulations jusqu'à entendre craquer chaque os douloureux d'être resté si longuement dans une même position.
Sous la chemise crème, le corps fin se dresse de toute sa beauté, la rondeur des seins, la musculature des épaules fortes, la courbe du dos solide. Mère, décidément une femme agréable, lui reprochait ses activités équestres et archères qui conféraient à son corps féminin des atouts plus propres aux hommes. Alors elle avait cessé de courir la campagne pour se dédier aux arts merveilleux de la musique et de la couture, du moins quand les regards étaient sur elle.
Les doigts calleux, le teint frappé par le soleil, le corps solide sous les robes superbes ne mentent pas, pourtant. Une fois Mère envolée, Robine s'est à nouveau entièrement dédiée à une vie franche de liberté.
Enfant, Robine s'est vue être éduquée comme toute fillette née au sein d'une famille de nantis. C'est aux arts qu'elle a été éveillée, au maniement subtil de l'aiguille, à la beauté de la musique, au raffinement d'une tablée bien mise.
Adolescente, prise dans un élan de rébellion, Robine apprend par elle-même le maniement de l'épée, l'équitation, la taille d'armes rudimentaires... le résultat n'est guère satisfaisant, mais sa désobéissance nouvelle l'enivre. Vêtue comme un homme, elle ne trompe pourtant personne. La colère de Mère fait naître des tempêtes dans la maisonnée, le désintérêt de Père est perçu comme un encouragement. Robine se forge et les liens familiaux se détériorent.
Et de la broderie, et de la musique, et des arts de la table... et de l'équitation, et du maniement des armes... Robine a trouvé son équilibre et, ni fille obéissante, ni rebelle, devient une adulte accomplie aux talents divers bien qu'incapable de prétendre à un domaine d'excellence. Mère est partie avant de le constater et chez les du Bois Noir, l'on prétend que ce sont les frasques de sa fille unique qui l'a assassinée. Robine ne culpabilise guère, elle n'est pas naïve au point de croire qu'un cœur brisé peut tuer. Elle sait pertinemment que de cet organe, Mère n'a pas été dotée.
Cependant, la voilà arrivée à l'âge adulte, guère habituée à côtoyer l'Autre qu'elle ne connaît que par les domestiques et les dîners mondains. Père et Mère ont toujours tenu un discours sombre quant aux populations avec lesquelles elle n'a pas l'habitude d'échanger. Robine sent poindre une méfiance marquée, tournée tant vers ceux de son monde que vers le petit peuple. Certes, sa position et ses responsabilités la poussent à des discussions de plus en plus récurrentes et c'est également au mariage qu'elle est poussée.
Incapable de prendre plaisir à cette idée, Robine se montre polie, arrangeante et commerçante quand besoin en est. Mais le sourire de façade masque une retenue qu'elle est incapable de changer. L'Autre est inconnu, inquiétant, prêt à la poignarder au sens propre comme au sens imagé.
Sage, vertueuse, courageuse, assurée de ses capacités. Mais toujours d'une défiance de louve suitée, l'échine tendue et les crocs prêts à être usés. - 2 décembre 1363 : Naissance de Robine, puis cérémonie de présentation.
- 17 mai 1370 : Cérémonie du Mélange faite à huis clos, Robine n'est pas immunisée.
- 14 août 1381 : Décès de Marie du Bois Noir, la mère de Robine du Bois Noir.
- 28 août 1381 : Fiançailles de Robine du Bois Noir avec Lothair Roismier.
- 21 novembre 1381 : Décès de Lothair Roismier.
- 7 janvier 1390 : Décès de Henri du Bois Noir.
"L'enfant est malingre, la mère peine à reprendre en santé."Fillette, qu'as-tu fais à celle qui t'as donné la vie ?
L'insidieuse question transparaît d'abord dans les notes prises par le médecin, inquiété par la chétivité de la petite et par la faiblesse de Marie du Bois Noir, qui a donné naissance il y a quelques semaines de là. La troisième grossesse et la première où, l'enfant tiré du ventre maternel, geint et appelle le sein. Les deux précédents, des mâles, sont sortis sans naître. Pâles et inertes.
Robine, elle, dévore et vide de sa vie la pauvre femme encore alitée. Le père l'observe sans guère de considération, regrettant tant ses aînés. Une femelle aussi maigrelette qui risque de lui coûter son épouse... peut-être a-t-il des regrets. Il n'empêche qu'on lui demande un nom et qu'il attendait un Robin. Qu'on y ajoute une lettre pour le féminiser et l'enfant sera prête à être présentée. Protégée et aimée par Huvana à défaut de l'être par sa propre parenté.
Capable, mais paresseuse. Le nourrisson a grandi et au fil des années, a gagné en santé. La survie de la mère et de la fille étant finalement assurée, une considération naît. Sans tendresse, les parents élèvent avec justesse leur petite. Ils lui apprennent, mais ne félicitent pas. La nourrissent et l'habillent, mais sans considération pour ses goûts. La protègent, mais en brimant sa liberté.
Robine coud, peint, joue de la musique et cuisine. Elle sait y faire et ses parents le savent. L'enfant n'est pas sotte, mais assurément oisive. Ils voudraient qu'elle fasse mieux, elle se contente du bien. Heureusement qu'elle est jolie... ils se gardent bien de le lui dire.
Les gars ont l'habitude des femmes, des belles putains qui pullulent dans le Quartier des Souris. Ils connaissent les cuisses fraîches, les seins lourds, le creux du cou odorant, les cheveux longs et emmêlés, la rondeur des lèvres humides.
On la leur fait pas, à eux.
Ils n'ont rien dit et se sont contentés de l'ignorer, faisant comme s'ils ne reconnaissaient pas la silhouette féminine sous les vêtements grossiers, comme si la cape pouvait cacher la chevelure brune, la finesse des traits.
Elle n'est qu'une petite bourgeoise qui tente de soulever l'épée, l'arc et la fourche, s'octroyant un brin de liberté en s'abaissant à leur niveau. Les maîtres ne savent pas, c'est certain. Ils ne la dénonceront pas, la confortant dans l'efficacité de son déguisement.
L'utilisation des armes lui devient bientôt plus facile et son
extraordinaire témérité achève de la mener jusqu'à l'écurie où elle se noue d'amitié avec Le Gaillard, un placide cheval bai. Elle ne sera certes jamais chevalier, mais les gars ne peuvent pas le contester : la petite finit par se débrouiller.
Le hurlement résonne dans la ruelle, strident. La main tâtonne à la ceinture de cuir, à la recherche de la lame qui ne la quitte guère dès lors où elle sort de la maison. Au sol, le panier de fruits frais a roulé et les éclats de couleurs se teintent de boue, pourrissent sur la route pavée.
Les badauds accourent, évidemment ! On crie, on appelle à l'aide, on s'organise et on contemple, surtout. De quoi raconter un fait inquiétant au dîner, de l'horreur ressentie face à la jeune nantie, tout juste 18 ans, dévorée vivante par une véritable meute de chiens des rues. Le marron pouilleux s'acharne sur le cuir d'une botte, le tacheté de gris dévore le jupon pour atteindre la chair délicieuse de l'abdomen, le gros noirâtre griffe le haut du bustier et la patte énorme écrase le cou, la joue. Le sang coule dans l'oreille et imbibe la chevelure emmêlée.
Robine crie plus fort.
Une frère et une sœur qui agissent avec un courage sans témérité, chacun une fourche à la main et le geste assuré. Le brun est culbuté et file non sans un dernier grognement, le gris jeté sur le flanc et achevé de deux dents de fer qui le clouent définitivement au sol, le noir embroché sur le mur le plus proche. L'on relève la bourgeoise, un peu d'apitoiement, un main attentive pour la raccompagner chez elle. Sur le chemin, on se plaint du fléau des chiens errants. Robine n'écoute que d'une oreille. Littéralement.
Le mois d'août 1381 apporte quelques émotions intenses et de quoi égarer n'importe quelle jeune femme de tout juste 18 ans.
Tout d'abord, la mort de Mère et le silence paradoxal qu'apporte cette nouvelle. Trouvée inerte dans son lit sans avoir eu la décence de montrer quelques signes prédécesseurs, Marie du Bois Noir laisse derrière elle un époux dont le sexe oblige à une retenue sentimentale, deux fils dont l'ombre continue à planer sur la demeure familiale et une fille que toute cette histoire laisse décidément bien froide. Assurément, elle présente une forme de tristesse liée à l'affection certes faible, mais tout de même présente qu'elle portait à sa mère. Pourtant, pas la moindre larme et un visage qui reste de marbre. Le regard que lui porte son père suffit à muer n'importe quel ressenti en peur pure et simple. C'est à lui de prendre la responsabilité de son futur et il n'a pas l'intention de s'encombrer de la chose.
Les fiançailles sont organisées 14 jours après la découverte de la dépouille et à peine la robe noire quittée, Robine se pare des couleurs claires pour faire connaissance avec Lothair Roismier, un homme au visage inconnu et au nom suffisant pour faire face aux Du Bois Noir. Il n'est pas vilain bien qu'elle lui trouve un manque de soin de sa personne, une barbe trop rudement taillée et les ongles crasseux. Il la considère à la même hauteur, trouvant son faciès agréable, mais trop atypique à son goût avec sa cicatrice imposante et son regard glacé.
Leur consentement n'est ni attendu, ni désiré. Elle quittera la maison à peine mariée, trouvant sa place dans la quiétude d'un foyer qui lui appartiendra. Dans cette histoire, c'est le père qui se sent fort gagnant, se félicitant d'avoir trouvé si vite un arrangement. Elle sera heureuse en épouse.
Des mois durant, elle se prépare en confectionnant son trousseau. Le visage renfermé n'exprime que le sérieux qu'elle prête à ses obligations et les questions qui la traversent ont beau être nombreuses, elle se garde bien de les partager. Quel rôle prend l'épouse, au juste ? Comment devenir mère, comment supporter au quotidien un inconnu qui se permettra peut-être d'être encore plus directif que ses propres parents ? L'appréhension se mélange à la tristesse. Elle aurait aimé que le choix lui soit donné.
Les corbeaux croassent, tournant autour de la maison dans une ronde lente et sordide. Assise au bord de la fenêtre, Robine reste sourd aux mouvements hors de sa chambre, aux pas traînants de son père, à la légère galopade de souris des domestiques. Entre ses mains, un roman qui mêle poésie et philosophie, dont la couverture de cuir usée à été reprisée par ses soins. La pulpe de ses doigts retrace le cheminement des fils rouges, un traçage un peu malhabile, mais solide.
Son cœur est lourd.
Non pas parce que le mariage a été écourté, ni parce qu'elle n'a trouvé aucune réponse à ses nombreuses questions à ce sujet, mais elle se sent ici comme emprisonnée, en proie à un père qui ne rêve que de son départ. Peut-être qu'épouser l'homme qui désormais repose en paix lui aurait permis une plus grande liberté. S'il n'y avait pas eu la Corruption, si seulement...
Alors des réponses auraient pu être données.
Ses yeux tombent sur les robes étendues à même la couche, sur les bottes crottées qui reposent honteusement dans un coin dans l'attente de la prochaine chevauchée, sur ses écrits et sur la plume déposée à leur côté. Et maintenant ?
Peut-être pourrait-elle continuer à s'éduquer, à progresser dans ses quelques domaines de compétences. Le mariage pourrait attendre encore quelques mois, quelques années, n'en déplaise à son père.
Qu'importe les prétendants et les obligations, il n'a de toutes façons plus vraiment de volonté. Réussira-t-elle à lui imposer une cohabitation le temps qu'elle se sente prête à s'en aller ou qu'elle ne puisse rencontrer quelqu'un qui d'un regard, saura la convaincre ?
Année après année, Robine se renferme dans sa tour d'ivoire, prenant en main la demeure familiale avec de plus en plus de vigueur alors que son père montre une faiblesse grandissante. Le mariage, finalement dernière de ses préoccupations, ne concerne plus réellement la jeune femme qui trouve son bonheur dans sa cage dorée avec ses occupations, la gestion du domaine et les apprentissages de la vie courante.
L'on dit d'elle que sa politesse est glaciale, que sa courtoisie est dénuée d'humanité. Aussi solide et froide que les hauts murs de pierres sur lesquels elle règne en Maîtresse. Puisse-t-elle trouver le bonheur de la solitude qu'elle s'est elle-même imposée.