J’occupais l’espace autant que je pouvais, comme un éléphant au milieu d’une boutique de porcelaine. C’était pas tellement pour me faire remarquer – fallait dire que j’étais pas la plus imposante – mais plutôt pour faire comprendre que j’avais pas l’intention de me laisser emmerder. Impossible de me voir me tenir correctement sur une chaise, je me prélassais contre un accoudoir et laissais retomber souplement mes jambes sur celui à l’opposé. Ça me valait les remontrances des prêtres de l’orphelinat, quand j’étais gamine.
Max, tiens toi droite ! Faut dire qu’à part prier toute la journée, ils n'avaient pas grand-chose d’autre à foutre. Au moins, je leur donnais du boulot, ils auraient dû me remercier. J’suis une ingrate, je sais. En vérité, c’est moi qui leur suis reconnaissante. Ils m’ont recueilli quand je devais avoir six ou sept ans, pas plus. J’étais déjà transformée, quand on m’a abandonnée. J’ai toujours songé que ça devait être plus simple pour sa conscience d’abandonner un clébard – aussi révéré soit-il – qu’un chiard. Je crois que ma mère devait être une pouilleuse qui s’était fait mettre en cloque, mais qui ne s'était pas attendue à ce que sa gamine se transforme en sale cabot à la première contrariété. La pauvre avait pas eu l'occasion de s'y préparer, ça a dû lui tomber dessus comme une avalanche de merde. J’lui en veux pas de m’avoir abandonnée, j’comprends. Elle avait pas vraiment d'autre choix, de toute façon.
Je m’égare, c'est pas le bon endroit pour en parler. Ne m'en voulez pas trop durement, j'ai jamais été très douée pour suivre les consignes à la lettre. Quoi qu'il en soit, revenons-en plutôt à mes jolies jambes.
J’ai bien changé depuis l’époque où j’courrais après les poules pour réveiller toute la paroisse. Mes gambettes sont longues, nerveuses et joliment galbées. J’en suis pas peu fière : j’aime quand un bel oiseau s'agenouille devant elles comme un pénitent et qu’il laisse glisser ses mains le long des courbes miel de mes mollets. Je porte des bottes de mec, mais ça me va bien, j’trouve que ça s’accorde à merveille avec mon allure un peu féroce. J’ai l’impression d’être le roi du monde. Quoi ? Moi aussi, j’ai bien le droit de me montrer prétentieuse. Comme s’il fallait une bistouquette pour prétendre à l’arrogance.
J’connais pas mes parents, mais j’ai décidé que j’avais hérité de mes plus beaux attributs du côté maternel : le regard vif, imperturbable, les yeux coquins et le sourire insolent.
Tout le reste, je l’accorde à mon père, qui qu’il soit : mon p’tit nez bosselé – c’est d’sa faute si je ronfle comme un cochon – et mes épaules grossières, trop larges à mon goût. Visiblement, ma mère avait eu la bonne idée de se reproduire avec la mauvaise personne et de compromettre les gènes de sa progéniture (moi).
Bref, voilà à peu près le topo. J'y ai jamais accordé trop d'importance, j'plais ou j'plais pas, c'est comme ça, bien que je n'ai pas l'idée de m'en offusquer si on me le fait remarquer.
J’vous raconte pas ma surprise quand j’me suis retrouvée, cul nu, bel et bien humaine, devant mon mentor. Je ne faisais pas la maligne ce jour-là, complètement effarée par ce qu’il venait de m’arriver. J’avais vécu le plus clair de ma vie sous ma forme animale, alors me voir là, la peau lisse, tentant de me percher maladroitement sur les deux brindilles qui me servaient de jambes, c’était une drôle d’expérience. J’crois que mes premières paroles ont dû se composer de «
grrgh » et de «
grrah », quelque chose comme ça. J’en avais perdu mon latin de cette histoire. Je tremblais comme une feuille. En tout cas, ça a bien fait marrer Saul. Il m’a aidé à me relever et m’a donné des vêtements pour m’habiller.
Je n'étais pas bien grande, plutôt la version réduite des autres gamins de mon âge, mais j’ai très vite considéré le gouffre d'énergie que m’offrait cette nouvelle forme. Je ne me fatiguais jamais et j’ai fini par développer une frustration insondable pour les limites de ma forme d’humaine. J’avais qu’une hâte, c’était repartir galoper dans les profondeurs de la forêt et hurler à la lune tout ce que j’avais dans le ventre.
Saul m’a expliqué la suite, ce jour-ci. Ce qui allait se passer désormais. Moi j’avais juste faim. Il m’a emmené manger des patates chaudes et je l’ai écouté. « Tu crécheras à l’orphelinat. Ce sera l’occasion de te faire des petits copains. T’écouteras bien ce qu’on te dit là-bas. Je viendrais te chercher demain matin et on commencera ta formation. »
J’ai éternué bruyamment, comme pour annoncer à quel point j’allais être tumultueuse. J’l’ai regardé. Il m’a regardé.
«
Y a encore des patates ? »
En face de moi, Saul s’est mis à sourire comme un benêt. J’sais pas trop ce qu’il pensait, c’était la première fois qu’il me rencontrait sous cette forme-là. Il a sûrement dû se dire que j’étais parfaite, puisqu’il m’a resservi des pommes de terre.
Ensuite, il a passé les quinze prochaines années de sa vie à me faire toutes les leçons de morale de la terre. Je lui concède que j’étais pas la plus facile des gamines, j’éprouvais un attrait tout particulier pour l’interdit. Il me doit bien une ou deux crises d'urticaire, le vieux Saul. Heureusement, son Huva était là pour s’occuper de lui, quand il lui prenait l’envie de me tordre le cou. Cette femme, c'est une Sainte, j’vous dis. Sans elle, je ne serais pas là pour en parler. Mais même ça, ça n’a pas suffi à me calmer.
Non, j’étais bien décidé à passer pour l’emmerdeuse de service. Toutes ces histoires de formation, d’honneur, de cérémonies, ça ne m’intéressait pas le moins du monde. De mon point de vue, c’était un ramassis de conneries débitées par des vieux cons qui avaient besoin de ça pour se rassurer. De donner un sens profond à leur vie. On était des descendants d’aucune espèce de divinité, on avait juste eu un peu plus de chance que les autres.
Ça doit être pour ça qu’Huvara a fini par le mettre sur ma route.
Autant dire que je m’y attendais pas à celle-là. Avec lui, je ne sais pas ce qu’il s’est passé. J’étais sur le cul, j’ai perdu mes repères et j’ai plongé la tête la première. Il est arrivé dans ma vie comme un cheveu sur la soupe. Un soir d'automne, alors que j’avais fait le mur après le repas, comme à mon habitude, pour aller retrouver ma planque derrière le temple sacré, tout près des écuries. Il était là, cet imbécile. Assis par terre, le dos contre la barrière, un carnet entre les mains. Il écrivait. J’sais pas ce qu’il écrivait, mais il écrivait.
Il m’a fait signe d’approcher, puis il m’a donné son carnet pour que je lise ce qu’il avait rédigé. «
J’sais pas lire » je lui ai dit. Il m’a fait comprendre que lui ne savait pas parler. C’est peut-être pour ça que je l’ai aimé immédiatement. Comme il ne pouvait pas parler, il ne pouvait rien dire de trop con. Ou peut-être que c’était sa façon de me déshabiller du regard. En l’espace de quelques semaines, il a fait voler en éclats toutes mes barrières. Il paraît que la dynamique d’une relation s’établit lors du premier contact. Voici la nôtre : je parlais, et lui écoutait. Le reste du temps, on le passait à découvrir toutes les manières qu’avez nos corps de s’emboîter. C'est fou ce que c'était bien fait. À cet âge-là, on était surtout guidés par nos hormones. Chaque mot sonne comme une invitation, et chaque mouvement est un sous-entendu.
J’ai annoncé très tôt mon intention à Saul de me lier à lui. Il a trouvé qu’il s’agissait d’une bonne idée. Il avait son Huva pour l’apaiser et moi, j’avais (bientôt) le mien. D’ailleurs, dès qu’on se disputait, Saul et moi – ce qui arrivait souvent, on avait tous les deux un caractère de merde – je me précipitais dans les bras de ma future moitié pour tout lui raconter.
«
C’est vraiment un con, non ? »
Mon mignon se met à écrire sur son carnet. J’avais fini par apprendre à lire, pour lui. Qu'est-ce que j'aurai pas fait, pour lui.
Saul était probablement de mauvaise humeur, voilà tout.«
T’as raison. T’es un ange. Tu vois toujours le meilleur chez les autres. Toi, j’pense qu’Huvara t’a mis sur mon chemin pour que je fasse finalement un truc bien de ma vie. Tu me complètes. »
C’est à ce moment que le destin a décidé de me secouer un peu et de m'arracher tout ce à quoi je tenais, histoire de pas me laisser me reposer sur mes lauriers. C’est toujours quand on s’y attend le moins que les tragédies nous tombent sur le coin de la gueule, pour nous rappeler que personne n'est à l’abri.
Hugren
«
C’était qui ? Cet enfoiré d'Oleg ? J’vais l’tuer. J’vais lui faire bouffer sa petite queue directement par les trous d’nez à ce putain de babouin. » J’étais folle de rage. J’avais envie de foutre le feu à tout ce putain village et de me délecter de leur agonie. Qu'ils crèvent. Qu'ils crèvent tous. Saul m’avait rattrapé au vol, alors que je m'apprêtais à quitter la chaumière comme une furie avec la ferme intention de mettre mon plan à exécution. Il venait de m’annoncer le meurtre de mon mignon, comme on annonçait le repas du soir.
«
Lâche-moi, j’te dis, putain de merde ! »
J’beuglais – un vrai putois – et de grosses larmes chaudes roulaient le long de mes joues.
« Il ne fera qu’une bouchée de toi et tu le sais. Arrête ça. »
Je n'écoutais rien, c’était la première fois que j’expérimentais cet état de demi-conscience, d’enragement si profond que la colère l’emportait sur la raison. J’en voulais à tout le monde.
«
Tu savais, pas vrai ? T’étais là. Tu savais qu’ils allaient le tuer et t’as rien fait ! T’as rien fait ! T’es qu’un putain de connard ! »
Il a dû répéter «
Max, arrête. Max calme-toi, » un nombre incalculable de fois, mais je n'entendais rien. Que la haine qui tambourinait contre mes tympans et la tristesse qui faisait gonfler mon cœur. J’avais envie d’exploser, je donnais des coups de pieds, je griffais et je mordais tout ce qui passait à ma portée. Saul m’a fait une clé de bras, j’lui ai donné un autre coup de pied, il m’a plaqué au sol, j’me suis contorsionné mais il était plus fort. Je chialais en même temps. Après ? J’sais plus. J’crois que je me suis transformée. J’ai dû me transformer.
Le reste, c’est noir. Des bruits de chaînes qui traînent contre le parquet, des hurlements. Le froid du fer. Puis la douleur. Elle se diffuse de partout.
Quand j’ai repris connaissance, j’étais enchaînée sous le porche de la maison de mon mentor. Comme un putain de clébard. Un goût de métal au fond de la gorge. Les cheveux collés de sang sur le front. Et cette foutue douleur dès que j’avais le malheur de bouger. Les chaînes ont glissé sur mes poignets fins, bien humain.
Je n'ai pas attendu qu’on vienne me chercher.
Non, j’ai cavalé vers la forêt. Longtemps. Loin, très loin. À en perdre haleine. J’me suis pas arrêtée. J’ai dû me changer encore en louve, parce que j’pense pas que j’aurai parcouru tout ce chemin sous ma forme humaine.
Dregon
Je me suis réveillée loin du village, loin de ma meute, loin du Clergé et loin de tous ces cons. Je ne sais pas combien de temps s’était écoulé depuis que j’étais partie, ni où je me trouvais. Dans un lit, visiblement, à en juger la douceur du tissu sur lequel mes doigts venaient de se refermer.
J’ai battu des paupières avec l’ingénuité d’un nouveau-né et ouvert les yeux pour noter le bric-à-brac de babioles dans lequel j’me trouvais. En face de moi, des étagères débordantes de fioles louches, poussiéreuses et de vieux colifichets qui avait sûrement de l’importance pour le propriétaire des lieux. J’ai essayé de bouger, mais la douleur m’a vite punie pour mon insolence. Enfin ça, c’était rien.
Le pire, ce sont les souvenirs qui ont commencé à affluer tout à coup, comme une vague immense que je me prenais dans la gueule. Elle était là, la vraie douleur, accompagnée d’une tristesse infinie, maintenant que la colère s’était calmée. C’était donc ça la vie : une belle leçon d’humilité qu’il fallait parvenir à avaler, tandis que les fantômes du passé venaient se nicher quelque part dans votre cœur sans que vous ne puissiez rien y faire. La réalité à accepter et avec laquelle il fallait désormais composer. Non, clairement, j’en suis pas capable. Je refuse. Foutez-moi la paix.
Comment j’étais supposée continuer d’avancer quand on m’avait retiré la seule personne qui me tirait vers le haut ? Puisqu’on m’avait visiblement sauvé, j’imagine qu’il s’agissait là d’une façon de me dire qu’il fallait que je m'endurcisse, que je trouve mon chemin toute seule, que j’étais l'unique maîtresse de mon avenir. De la merde en boîte qu’on me servait. Je n'avais aucune envie d’aller mieux. J’voulais juste qu’on me laisse crever. Mon monde s’était écroulé, point, à la ligne, la fin.
« Redresse-toi, il faut que je change tes bandages. »
Une silhouette venait d’apparaître. Elle était venue se placer à mon chevet. Une bonne femme, les cheveux grisonnants, tressés de plumes, le ton autoritaire. J’ai eu envie de l’envoyer chier, elle aussi, mais quelque chose me disait qu’il valait mieux que je ferme ma gueule cette fois-ci. Alors j’ai obéi. Je me suis redressée. Et elle s’est occupée de mes bandages, avec ses mains calleuses, toutes abîmées. Elle a appliqué une drôle de mixture sur mes plaies, avant de refaire les pansements. Je n'ai rien dit.
Elle s’est levée et est revenue avec un bol fumant pour moi.
« Je t’ai trouvé à la frontière. T’étais dans un état pitoyable, » a-t-elle expliqué, « je ne pouvais pas te laisser comme ça. Ce n’est pas tous les jours qu’on rencontre une Huvar solitaire. »
La petite femme se met à sourire, et je ne sais pas si je dois prendre peur, ou sourire en retour. J’opte pour la seconde option, bien qu’un peu gauchement. Elle a dû me trouver alors que j’étais encore transformée. J’ai envie de rétorquer que ce n'est pas tous les jours qu’on rencontre une Sœur Perdue, mais j’ai peur qu’elle prenne mal la plaisanterie. Puis j’suis pas tout à fait sûre de moi. La femme a l’air de lire dans mes pensées.
« T’en fais pas, poulette, je ne vais rien te faire de mal. Je n'aurai pas pris la peine de te ramener jusqu’ici, si c’était le cas. Allez, bois. »
Autant dire que ça a éveillé ma curiosité. Alors, j’ai bu, comme elle me l’a demandé. Sagement. Ça change, pas vrai ? Je l’ai regardé se lever et c’est alors que j’ai remarqué qu’elle boitait. Comment m’avait-elle ramenée jusque chez elle, si elle boitait ? Était-elle accompagnée ? Qui d’autre m’avait vu ? Pourquoi m’avait-elle sauvé ?
J’ai chassé toutes les questions de mon esprit. «
Merci, » j’ai dit. Elle a souri. J’crois pas y lire du poison dans son sourire. Un peu de malice, certainement, mais ça me semblait inoffensif.
« Je ne sais pas ce qui t’es arrivée, mais t’as le cuir solide. J’ai bien cru que tu allais y passer, à un moment. »
Je suis restée six mois chez Jove.
J’ai fini par l’appeler « tantine », à mettre les pieds sur la table et à l’envoyer chier, elle aussi. Je crois que c’était un peu ma façon à moi d’aimer. Et Jove l’a bien compris. Elle me frappait les mollets avec sa canne, me traitait de flemmarde, de casse-burnes, et parfois, elle me donnait des petits surnoms mignons. Elle ne disait rien quand je la regardais mélanger ses potions de sorcière avec une curiosité intrusive. Dès qu’elle le remarquait, j’lui tournais le dos. J’affichais une mine désintéressée, nonchalante.
«
Oh, tu sais, moi, tes trucs de sorcellerie, j’y comprends rien. C’est pas pour moi. »
Et je continuais d'éplucher les patates, l'air de rien. J’crois qu’elle aussi, elle m’aimait bien, parce qu'elle hochait simplement la tête pour ne pas me contrarier et elle me laissait recommencer.
Elle a même versé une larme ou deux quand je lui ai annoncé qu’il fallait que je parte. Je l’ai prise dans mes bras et je l’ai serré très fort, comme si c’était la dernière fois, en lui promettant de revenir très bientôt.
Merci Jove.
Sans toi, je n'aurai pas eu l’occasion d’écrire la suite de mes aventures.