Du plus loin que je me rappelle, j'ai toujours été nautonier.
Tous mes ancêtres l'étaient avant moi. Mon père Radbaud l'était avant moi, son père qu'avait le même nom que moi l'était aussi, et le père de ce vieux père là l'était également, d'après ce que je sais. Pas étonnant qu'ils aient gardé la même nef, vu l'état dans lequel on m'a légué
l'Esturgeon. Mais avant de l'avoir, la vieille fille était à mon bien-aimé paternel, l'homme qui m'aura tout appris, et qui m'a emmené par-delà les flots vers des rivages dont je n'avais même pas connaissance.
Chez les Gardeflot, on se spécialisait dans le transport fluvial et maritime. Une véritable petite entreprise familiale : l'oncle Herbert au gabier, mes cousins Dim et Rodric improvisés calfats, le bon vieux pater comme timonier, et votre serviteur pour le reste des corvées. Y avait bien les autres matelots pour aider à faire tourner la boutique, mais mon père souhaitait sans doute me préparer à une vie de vacheries et de dur labeur, sinon il ne m'aurait pas mis le nez dans la fosse à merde dès l'âge de rester droit sur mes quilles.
La vie au bord de l'eau, en des temps comme ceux-ci, c'était loin d'être une sinécure. Néanmoins, il y avait quelques avantages : on restait loin des foyers de fièvre, et quand on s'en approchait avec une cargaison, on pouvait toujours tranquillement passer son chemin et faire comme si on ne voyait pas les gens gueuler et gesticuler sur la berge pour qu'on débarque. Il y avait toujours bien quelqu'un pour récupérer ce qu'on devait livrer autre part, et au vu de l'efficacité des Miliciens pour gérer les foyers infectieux, les ennemis qu'on pouvait se faire ne duraient pas longtemps. On en avait pas d'ennemis, en fait. Je sais pas trop quelles étaient les histoires entre mon pater et les divers pirates qu'on a rencontrés, mais ça se finissait toujours à grandes tapes sur l'épaule, serrages de main et échanges de bouteilles...
Avec père, j'ai d'abord fait mon éducation le long de la Novara, car j'étais encore trop jeune pour le grand large. J'ai donc passé mon enfance à remonter d'Elgenn vers Teläin, et descendre de Teläin jusqu'au delta, fréquentant les mêmes berges des années durant, ne m'arrêtant qu'aux quais longeant le fleuve sur des villes comme Wilsein, Degron, Kulkir, et bien d'autres de ces bleds où je me suis fait mes premiers amis. Parce que Dim et Rodric étaient de dix ans mes aînés, j'étais un peu l'avorton de la portée à bord. Quand l'esquif touchait terre, je descendais dans les patelins trouver mes 'potes de quais' comme je les appelais. Des amitiés sporadiques, qui fleurissaient en fonction de notre emploi du temps et de nos escales. J'avais toujours cru que certaines de ces rencontres forgeraient des liens incassables, mais c'est surtout les amis les plus inattendus qui me restèrent le plus longtemps fidèles.
Je ne suis véritablement devenu un homme que lorsque mon père m'a flanqué sa grosse main sur l'épaule un jour pour me dire : "Maintenant, t'es prêt pour le grand bain." J'ai eu peur qu'il ne me jette par-dessus bord après avoir dit ça, parce que je ne savais pas nager. Ce qu'il voulait dire en fait, c'était qu'on allait devoir traverser la mer afin d'approvisionner Preven. Jusqu'ici, j'étais jeté sur la terre ferme dans les bras de ma mère à la moindre sortie maritime prévue, et mon cœur se gonflait d'orgueil d'être enfin prêt à sentir le vent du grand large me souffler à la gueule !
Prêt, mon cul. Ah, j'ai vite déchanté quand on s'est retrouvé pris en pleine tempête passé le cap de Cleyf. Des vents sur la tronche j'en ai pris, et des violents. J'ai eu les yeux dévorés par le sel, les membres frigorifiés par la mer qui jaillissait à gros bouillons sur le pont. C'était terrible, infernal, assourdissant, comme si un dieu vengeur sommeillant sous les flots venait de se réveiller en pétard parce qu'on passait au-dessus de lui et tentait de nous engloutir pour la cause. J'ai cru que j'allais y rester ce jour-là. Et vous savez quoi ? J'ai adoré ça. On se sent jamais plus vivant qu'après avoir failli valser par-dessus le bastingage d'un navire, c'est moi qui vous le dis. D'ailleurs, arrivé à Preven, j'avais encore tellement la tremblote d'avoir dansé avec la camarde que j'ai foncé vers le premier bordel pour rentabiliser la moindre secousse.
Mes badinages à Preven ne sont pas restés sans suite. Son illustre bordel me donna deux fils, qu'on me colla entre les mains alors que je sortais à peine de l'enfance, et ce sans un merci ni un au revoir. Qu'est-ce que je pouvais faire de deux mioches à part les laisser chez ma mère ? Alors c'est ce que j'ai fait. Des fois j'allais les voir, mais chaque fois j'étais pas trop sûr de ce que je devais en faire. Ils ont grandi, et quand ils sont devenus assez âgés, je les prenais occasionnellement avec moi sur le navire pour aider le paternel vieillissant. C'est qu'il avait de la bouteille maintenant le Radbaud, et des années à passer les flots par vents et marées l'avaient épuisé. Je me retrouvais plus souvent à la barre maintenant, fier comme un paon dans mon nouveau rôle de timonier. J'étais tellement faraud que je ne captais rien quand je voyais le vieux tousser et prendre des pauses plus longues. C'est jamais beau la vieillesse, mais à force de bourlinguer, le vieux nautonier fatiguait.
Me souviendrai toujours du jour où il est mort. Je le regardais se tenir debout sur le bastingage. Il avait les yeux fixés sur un point au loin, alors j'ai voulu savoir ce qu'il regardait. Comme je voyais que dalle, mes yeux sont revenus sur lui, juste à temps pour le voir sombrer dans les flots. A peine entendues les éclaboussures, je me suis précipité pour essayer de le sortir de là, mes cousins et le vieil Herbert sur les talons. On l'a vu couler comme une pierre dans les courants de la Novara, juste un peu après Kulkir. C'est ce jour-là que j'ai regretté le plus de ne pas savoir nager...
Pendant quelques années, ça a été très dur. Reprendre les affaires familiales, voir le vieil Herbert suivre le paternel de l'autre côté, apprendre que mes deux gamins avaient été pris pour devenir des Miliciens... Ma vieille cogue avait besoin d'être rafistolée, parce que ce vieux crabe pourrissant au fond de la Novara me l'avait léguée à l'état d'épave miraculeuse. Je crois que c'est l'amour que je portais à cette vieille fille qui la maintenait à flot. Mais bientôt, une toute nouvelle fille allait prendre une place plus considérable en mon coeur.
Cette fois, c'est de mes aventures romantiques à Wararst que me vint ce curieux cadeau de la Nature. C'était pas un nourrisson qu'on m'avait fourré dans les bras, mais une petite poupée qui devait pas avoir plus de quatre ans. J'avais voulu expliquer à sa mère qu'à cet âge, il y avait prescription et qu'on pouvait pas savoir si la morveuse était la mienne, mais après m'avoir montré cette petite frimousse, j'en avais plus tellement quelque chose à foutre de savoir qui était le père. Je l'ai prise avec moi sur
l'Esturgeon, et j'ai bien fait en sorte de pas la laisser à ma mère, qui avait déjà abandonné deux de mes gosses au Culte. Celle-ci serait pour moi : ma fille unique, Gisèle.
J'ai tant aimé la faire grandir à bord de
l'Esturgeon. Elle n'était pas la seule gamine sur ma vieille houlque : Dim et Rodric avaient aussi ramené leur marmaille, et la plupart des autres matelots en avaient aussi fait la mascotte du navire. On a passé des années très joyeuses à bord de
l'Esturgeon, avec leurs conneries d'enfants. J'avais pas la main facile comme le paternel l'avait eue avec moi, avec Gisèle j'y arrivais pas. Mais qu'on vienne pas me dire que je lui ai trop passé de caprices. Ce fut une enfant d'une profonde gentillesse, toujours à reprendre pour les plus faibles, et comme c'est moi qui lui ai appris à cogner, croyez bien qu'aucun garçon n'osait trop lui tenir tête à quai !
Mais bon, voilà, les enfants grandissent. Et en Auven, un enfant qui grandit dans une certaine clandestinité comme l'était la nôtre, ça attire quelques regards indiscrets. On était parfois abordés par des gens du guet maritime, rapport aux relations un peu louches qu'on entretenait avec certains pirates notoires (n'allez pas croire que mon père m'avait légué qu'une épave). En réalité, on faisait rien de mal, on partageait juste quelques potins et quelques cadeaux, histoire de pas avoir à y laisser la cargaison. Bref, y a eu cet espèce de petit con un jour qui est venu fouiner un peu trop près de ma fille. J'ai oublié son nom, Harold, Harald, on l'appellera juste Ducon. Monsieur Ducon, qui doit être nouveau dans la famille des garde-côtes et qui me connaît pas encore très bien, me prend pour un de ces forbans avec lesquelles on tape parfois la causette. Pas très malin, parce qu'en plus de m'enquiquiner, il m'insulte.
J'aurais pu passer l'éponge encore s'il m'avait pas demandé quel âge avait ma fille, et surtout si elle avait bien fait la cérémonie du Mélange. Ca m'a rappelé mes deux bambins enrôlés dans la Milice, et, d'accord, j'ai peut-être un peu surréagi, mais il s'agissait de ma Gisèle quand même ! J'ai empoigné le type et je l'ai fait passer par-dessus bord. J'ai réussi à n'écoper que d'une amende, grâce à mes connexions au sein du guet. Elle était verte, mais j'évitais les fers. Malheureusement, je n'ai pas su éviter de me faire un ennemi en la personne de Ducon, qui se jura de me faire boire la tasse à mon tour. Et comme je ne sais toujours pas nager...
Je vogue sur une Novara toujours plus troublée et des mers sempiternellement agitées. Entre les fièvres qui éclatent, la populace qui en a marre de la situation somme toute pourrie, et les tarés du Souffle qui rajoutent de l'huile sur le feu... on est pas vernis. Jusqu'ici, cependant, ma barque tient bon. Ma jeunesse est passée, certes, mais je me sens encore gaillard et en forme. Mes braves nautoniers me suivent en chantant au rythme de la houle. Sur
l'Esturgeon, le vent de la jeunesse est repris par ma petite Gisèle et ses cousins et cousines. Sept jeunes forbans qui vont sur leurs seize printemps, voilà qui a de quoi donner du baume au cœur, mais qui apporte aussi son paquet d'angoisses. Car c'est en général à ces âges-là qu'on se met à chercher noise, ou à se trouver des prétendants...
Ma vie, c'est comme la Novara. Certains méandres sont calmes et lents, mais d'autres tirent plus rapidement, surtout à l'approche de la mer. J'ai eu une vie de calme et de tumulte, de repos et d'aventure. Une bonne vie. Et je ne compte pas m'arrêter d'en profiter, malgré les puissants, malgré le Culte, malgré la Corruption.
Je mène la barre, et je la tiens à deux mains.